ABSTRACTION
Type(s) : Mouvement
Présentation : Mot appliqué par Kandinsky*, en 1910, à une aquarelle non-figurative* qui se libérâit de l'objet. Il peut être employé dans le sens absolu : " qui n'est pas figuratif ", " qui fait abstraction de la réalité " -avec trois pionniers, Kandinsky, Mondrian* et Malevitch* -, ou dans le sens inchoatif", qui-est-en-train-de-s'abstraire-du-concret ". (C'est uniquement dans ce sens-là, hors expressions convenues, que nous employons le mot "abstrait" dans le présent dictionnaire, réservant le mot de "non-figuration", ou, selon Malevitch, de "non objectif ", au premier sens d'abstrait.)
Dans l'un comme dans l'autre cas, l'abstraction succède, historiquement, au rationalisme du XIXe siècle. La non-figuration est un "arbitraire fabriqué de toutes pièces".
D'aucuns signalent que la première œuvre non-figurative vient de la paesine*, tranche de pierre suggérant un paysage et serait employée par les Chinois dès le VIIIe siècle ; ou est due à Goethe, qui dessine toute sa vie, Prismes de couleur (1797, Musée national, Weimar), à Turner, Cercle de couleur, N°1 (1822-1828), Tate), à Ciurlionis*; d'autres l'attribuent à Holzel* ; sans compter Gustave Moreau (1826-1898) faisant encadrer ses palettes, (ca. milieu des années 1870).
Jusqu'alors, l'abstraction ne relevait que des arts décoratifs. Son accession dans le domaine de l'art est à la fois une fracture et la spécificité du XXe siècle. Le microscope électronique, dont l'usage s'est développé dans la fin des années 1960, permet d'apercevoir la réalité de ce que des peintres avaient prophétiquement créé comme produits de leur imaginaire. Puis vient, au début du XXIe siècle, la nanotechnologie, qui permet de voir un milliardième de mètre.
On peut distinguer trois tendances : l'expressionnisme abstrait, l'abstraction géométrique et l'impressionnisme abstrait.
1. L'expressionnisme abstrait : aussi appelé abstraction gestuelle, ou lyrique, ou informelle, ou tachiste*, ou action painting*. La formule "expressionnisme abstrait" est inventée dans les années 1930, par Alfred Barr, à propos de Kandinsky, qui peint la première aquarelle non-figurative en 1910, (MNAM, Paris). Historiquement, c'est une suite de Van Gogh, de Die Brücke*, du fauvisme* et du Monet d'après ses débuts de cataracte, et jusqu'à La Maison de Giverny vue du jardin aux roses, (1922-1924, musée Marmottan).
En se développant, cette tendance réagit contre la sécheresse de l'abstraction géométrique en usant de signes, de taches, ou de tout autre élément plastique réalisé par le travail de la matière ou du geste; elle s'inscrit dans la tradition baroque. Paradoxalement, cet art dit abstrait puise ses références dans les multiples modes d'observation de la réalité. "L'art abstrait, dit Poliakoff*, c'est un ensemble qui va plus loin que le cosmos. Alors que la peinture figurative vit dans le cadre du tableau et reste dans le cadre, l'abstrait, lui, déborde le cadre pour créer un cosmos". (Voir aussi Nuagisme* et Tachisme*.) Après la Seconde Guerre mondiale, l'expressionnisme américain domine, aussi appelé action painting* ou peinture gestuelle* avec en France, Georges Mathieu*, un précurseur.
2. L'abstraction géométrique : à l'encontre de l'expressionnisme et de l'impressionnisme abstraits, c'est une abstraction glacée, mathématique (encore que ce soit Delaunay*, l'orphique*, qui use le premier de la géométrie du cercle), et qui s'inscrit dans la tradition classique. Le phénomène est né en 1912, avec Balla*, même si les manifestes des deux principaux mouvements ne furent publiés qu'en 1915, par Malevitch, pour le suprématisme*, en 1917, par Theo Van Doesburg*, pour le néoplasticisme*, dans De Stijl, et en 1921, par Rodchenko* pour le constructivisme*.
Historiquement, c'est une suite de Cézanne. Elle évolue vers l'art cinétique*. Michel Seuphor* écrit : "Il s'est passé quelque chose d'étonnant : en 1916, Van Doesburg et Mondrian en Hollande, Sophie Taueber et Arp* à Zurich et plusieurs artistes en Russie faisaient exactement la même peinture sans avoir été en contact les uns avec les autres. La source unique était le cubisme, qui a eu la même influence à Zurich qu'à Moscou. Les mêmes conclusions extrêmes en ont été tirées. Il en est sorti l'abstraction "géométrique", dite aussi "construite". [...] Lorsque l'esprit se joint à la pauvreté volontaire, il n'y a au monde aucune richesse capable d'en égaler le charme". Pour distinguer d'un mot les géométriques des lyriques, Seuphor parle "du style et du cri" ; les uns sont préoccupés du mouvement intérieur, les autres de l'extérieur. Cette distinction se retrouve même dans la calligraphie arabe avec ses cursives ou ses coufiques.
3. L'impressionnisme abstrait : tradition française, appelée parfois, à tort, à case de la confusion, Nouvelle école de Paris*, comptant des peintres comme Bazaine*, Bissière*, Le Moal*, Manessier*. Historiquement, il peut aussi se réclamer du dernier Monet, se révélant en groupe, durant l'Occupation de la Seconde Guerre mondiale, sous le nom et dans les expositions " Jeunes artistes de tradition française ". La distinction entre l'abstraction et la figuration est mince : 'Mer calme', (1866, NGW), de Courbet, fait de trois lignes horizontales, oblige à se référer au cartouche pour découvrir qu'il s'agit de ciel, mer et plage; 'Grotte de conte de fées', (1894), de Strindberg, a tout d'une oeuvre nuagiste*. 'Porte-fenêtre à Collioure', (1914, MNAM, Paris), de Matisse*, est, selon son titre, éminemment figuratif; démunie d'intitulé, cette oeuvre s'apparenterait à Barnett Newman* et serait totalement non-figurative. De même, Les Nymphéas, (1917), de Monet*, révélés par leur donation, en 1964, au musée Marmottan, non signés, il est vrai, et donc peut-être simples études pour 'Les Grandes Décorations', ne sont qu'un jeu de filaments qui fonde l'abstraction lyrique, l'action painting. Au XIXe siècle, un Monticelli peint des formes dansantes non-figuratives, Fantaisie, (s.d. Rou). On peut aussi regarder ces toiles comme une charnière entre la réalité dont elles partent, et l'abstraction vers laquelle elles vont. Inversement, on trouve dans la collection De Ménil*, à Houston, une plaque de paésine en coupe minéralogique, brute, représentant la silhouette d'une ville, Florence, en 1768; ce fossile, oeuvre de la nature, abstraite de celle-ci, est hautement figurative, parceque quelqu'un a donné à voir quelque chose. Voir aussi, Abstraction-Création*, Art concret*, Cercle et Carré*, Gutaï* et Madi*.
Citation(s) : On a dit :
-Quelles sont les dimensions d'une boule de ficelle, me demanda-t-il? [...] D'un kilomètre, une boule de ficelle appraît sans dimension aucune. Un simple point. Approchant, vous pourrez remarquer que la boule est tridimensionnelle, solide, ombrée. Plus près encore, elle se révélera un écheveau de fil à deux dimensions. Placez un filament sous un microscope et il se trasformera de lui-même en une colonne à trois dimensions. Agrandissez, énormément, monstrueusement, et la structure atomique du filament se révélera : le fil est devenu un rassemblement infini de points. Pour faire bref : la position de l'observateur et l'échelle de l'objet déterminent le nombre de dimensions d'une boule de ficelle. (William Boyd).
- Vous admettez la musique, donc le monde arbitraire des sons ; pourquoi ne pas admettre celui des formes et des couleurs? [...]. Il semble normal que les artistes aent cherché à créer [...] une expression qui pour n'être pas représentative au sens photographique du mot n'en soit pas moins bon conducteur de leur imagination et de leurs émotions. [...] Un art plastique sans ossature objective (Gabrielle Buffet-Picabia).
- L'espace tendu dans un double azur avait l'air d'une toile préparée pour recevoir les futures créations d'un grand peintre. (Chateaubriand).
- De Pollock* à l'art minimal, l'abstraction n'a peut-être jamais été qu'une gigantesque réaction de défense fce à une réalité décidément trop dure à envisager. (Jean Clair).
- La destruction des langages artistiques a été accomplie par le cubisme, le dadaïsme* et le surréalisme, par le dodécaphonisme et la musique concrète, par James Joyce, Beckett et Ionesco. I n'y a plus que les épigones à s'acharner à démolir ce qui a déjà été ruiné. Les créateurs authentiques n'acceptent pas de s'installer dans les décombres. Tout nous porte à croire que la réduction des univers artistiques à l'état primordial de materia prima n'est qu'un moment dans un processus plus complexe, comme dans les conceptions cycliques des sociétés archaïques et traditionnelles, le chaos, la régression de toutes les formes dans l'indistinct de la materia prima sont suivis par une nouvelle création, homologable à une nouvelle cosmogonie (Mircea Eliade, 1963).
- Par quoi remplacer l'objet? se demandait, anxieux, Kandinsky, lui qui craignait de verser dans la pure décoration, pressentant bien là les écueils possibles de l'abstraction. Par la projection d'images intérieures, celles des processus mentaux les plus profonds, des plus instinctifs aux plus spirituels, que l'artiste tente de faire surgir de lui-même et d'organiser aussitôt, même dans la géométrie la plus stricte. (Serge Goyens de Heusch).
- Je suis persuadé que dans l'art abstrait, la dimension d'un tableau a une importance énorme. Une œuvre figurative, même de petites dimensions, garde leur valeur aux détails, aux proportions. Tout le monde connaît la grandeur d'un cheval, t parle de la perspective, les dimensions sont sauvées. Or la perspective est pratiquement exclue de la peinture abstraite. Dans l'art abstrait - du moins dans ce que l'on appelle l'art abstrait lyrique, gestuel ou informel - le geste de peindre doit avoi la dimension qui correspond à son essence. Un trait qui traverse une toile de 2 m de haut exprime la violence, l'énergie, la force. Si on n'a que 10 cm, il devient sans importance. Une colère, une révolte, un enthousiasme, une passion de 20 cm, ça paraît ridicule. Dans nos pays aux multiples changements artistiques, ne pouvant faire entrer ces nouvelles expressions de la vie dans les mots, formuler cet art informel et libre, ils définissent mal et, s'en méfiant, en parlent peu : contrairement, semblerait-i, à leurs collègues américains qui, eux, en parlent beaucoup; mais on restreint sa naissance et sa genèse aux artistes américains des années 50, sans le moins du monde se soucier des sources européennes, plus anciennes, du mouvement. Il paraît d'ailleurs ifficile de leur en vouloir de cette ignorance, puisque les Européens eux-mêmes n'en ont pas - ou peu - parlé et encore moins écrit au moment de sa naissance. Et qu'ils continuent, encore maintenant, à le négliger et à ne lui attribuer ni sa place ni son importance. (Hans Hartung).
- Je touche ici à la raison de ce qui nous rend étranger l'art non-figuratif : cette idée en moi ancrée que le monde a besoin de nous pour être, et que l'art humain est l'expression de cette nécessité. Le désaccord d'un vieil homm avec son époque, ce refus des temps nouveaux dont, adolescent, j'avais décidé d'avance que je saurais me garder, il faut convenir que je suis bien mal parvenu à m'en défendre et qu'à ce dernier tournant de ma vie je me cache devant l'art d'aujourd'hui. La nature que j'ai tant aimée ressemble à cette endormie qui n'a plus à espérer qu'aucun baiser de peintre ou de poète la tire de son sommeil maléfique. L'art abstrait témoigne que l'homme n'a rien à dire, rien à exprimer ni à fixer, s'il se coupe du monde el que le capte le regard d'un enfant. (François Mauriac).
-To stand before a great Mondrian is not different than standing on a promontory over the Pacific Ocean or listening to a piece of music. You just let it wash over you. There isn't anything to be one. You just take it in and enjoy it and see if you're moved by it. (Mark Rosenthal).
- L'homme appelle abstrait ce qui est concret. Je comprends qu'on nomme abstrait un tableau cubiste car des parties ont été soustraites à l'objet qui a servi de modèle à e tableau. Mais je trouve qu'un tableau ou une sculpture qui n'ont pas d'objet pour modèle sont tout aussi concrets et sensuels qu'une feuille ou une pierre. (Theo Van Doesburg).